Projection-débat le mardi 3 mai

Autour du film "Gaz de France". Séance animée par Jean PETEAUX, politologue à Sience Po Bordeaux...

Partie 1.2.3

VARIATIONS SUR L’ART POLITIQUE DE (SE) RACONTER UNE HISTOIRE

Il ne s’agit pas de faire ici le « storytelling » du « storytelling », de dire l’histoire de l’art de (se) raconter une histoire. Ou alors nous serions en présence d’un cas « chimiquement pur » de « mise en abîme » comme aiment justement le faire les « storytellers ».
Il faut être plus modeste et plus direct. Ce n’est pas parce que le terme « storytelling » est anglo-saxon, qu’il « sonne » moderne et managerial, qu’il est une invention et une pratique contemporaine.
Un récit qui débuterait par : « 1.1 Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. 1.2 La terre était informe et vide: il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. 1.3 Dieu dit: Que la lumière soit! Et la lumière fut. 1.4 Dieu vit que la lumière était bonne; et Dieu sépara la lumière d'avec les ténèbres. 1.5 Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le premier jour » serait un excellent exemple de storytelling. Cela tombe bien, ce récit existe, tout le monde (enfin celles et ceux qui ont de l’éducation…) l’aura reconnu. C’est le début du livre de « La Genèse », l’ouverture d’un des mythes fondateurs de la création du monde, celui qui a été repris par les trois grandes religions du Livre. C’est, tout simplement, le « coup » de storytelling qui a le mieux « marché » depuis plus de 2000 ans.
Dans le même ordre idée, plus récent mais tout aussi efficace, l’histoire d’un petit enfant qui nait dans une étable de Palestine à l’occasion d’un recensement organisé par l’empereur romain Tibère, d’une mère encore vierge et d’un père soit très amoureux pour croire à un truc pareil, soit très intéressé par les UBM (unités de bruit médiatique) qu’une telle histoire va générer soit carrément « perché » ou franchement idiot.
Bref le storytelling n’a pas attendu que Tony Blair franchisse les portes du 10, Downing Street à Londres et que son « âme damnée » de directeur de la Communication, Alastair Campbell théorise le processus pour exister en tant que tel. Pourtant c’est en tant que premier ministre britannique que Blair a popularisé la pratique, l’a véritablement consacrée comme consubstantielle à l’art de gouverner. Donnant même comme conseil au candidat Nicolas Sarkozy en 2006 alors qu’il déjeune en compagnie de l’ambassadeur de Sa Gracieuse Majesté qui nous rapportera le propos, quelques années plus tard : « Nicolas … raconte leur des histoires. Une nouvelle tous les jours. Les journalistes qui sont des fainéants et qui cherchent des sujets t’en seront très reconnaissants. Les Français ne te croiront pas mais ils te remercieront de les distraire ». On a vu ce que cela a donné… De succès et d’échec.
Il reste qu’en politique la chose précède souvent le mot. On pourrait presque, sans forcer le trait, considérer au contraire que lorsque la chose est nommée, citant ainsi Albert Camus, « elle est déjà perdue ». Sans aller jusque-là nous nous proposerons de montrer, en préambule du film « Gaz de France », écrit et réalisé par Benoit Forgeard, combien il est important pour la politique de se raconter et combien il est tout aussi consubstantiel pour la société de profiter de ces (ses) histoires.
La politique c’est d’abord une histoire
Depuis Qohélet, le vieux roi (que certains estiment être Salomon) qui raconte son règne, ses ambitions, ses déceptions, ses désillusions, ses joies et ses peines, qui donne à voir son orgueil et sa petitesse aussi, il est évident que la politique, son exercice, son art, sa jouissance, se résument et se coagulent dans une histoire qui se fait, qui s’écrit, qui se raconte et se transmet. Ce n’est pas autre chose que nous enseigne Machiavel dans « Le Prince » : « Les hommes prudents savent toujours se faire un mérite des actes auxquels la nécessité les a contraints ». Inventer une histoire, se construire une légende, produire un discours que les politologues nomment comme un étant « une logique d’acteur », ne jamais perdre la face, donner le sentiment que l’on tient la barre les yeux rivés sur le cap et la destination finale, bref… « faire illusion », voilà les ingrédients de
l’art de gouverner. En ce sens le storytelling est bien le fils légitime de l’exercice du pouvoir et de la crainte de le perdre.
La mise en scène de la politique permet d’entrer dans l’Histoire
Georges Balandier, le célèbre anthropologue qui a commencé son œuvre en scrutant les « Brazzaville noires » a publié en 1980 un remarquable ouvrage intitulé « Pouvoir sur scène ». Il y démontre avec une très grande acuité qu’il n’existe nulle part de « pouvoir nu et muet ». Que tout pouvoir est bavard et est porté par une théâtralisation, non pas parce qu’il y aurait un rapport « dominant-dominé » (cette approche est trop simpliste pour être suffisante) mais parce que la « mise en scène du pouvoir » participe autant des acteurs que des spectateurs, des metteurs en scène que des décorateurs, des critiques que des chroniqueurs. Autrement dit le pouvoir se mue en théâtrocratie où comptent (à moins qu’il ne faille écrire « content ») les poses et les postures, les envolées lyriques et les roulements d’épaules, les « petite phrases » et les « petites blagues ». La dramatisation sociale tient lieu de chœur antique, l’émotion devient palpable et les sanglots se doivent d’être ramassés et amassés sur scène. Régis Debray appelle cela « le tout à l’égo démocratique ». Il n’en reste pas moins que tous les acteurs, qu’ils détiennent le pouvoir ou qu’ils souhaitent le conquérir, qu’ils soient sur scène ou spectateurs, communiquent au même spectacle dans une sorte de happening permanent installé sur la scène de BFM.tv, du « Petit Journal » ou du plateau de « On n’est pas couché ».
La société se la raconte aussi : du « roman national » au « roman des réseaux »
Il est largement inexact de considérer que les acteurs politiques manipulent les individus en leur racontant une histoire. Les sociétés y sont totalement accros ! Les historiographes ont parfaitement montré comment l’écriture de l’histoire de France par Mallet et Isaac a été une véritable aventure qui a littéralement « soudé » entre eux les « peuples » composant la France. Eugen Weber, le grand historien américain qui a fait sa thèse à Bordeaux, a magistralement décrit dans « La fin des terroirs » une France entre 1875 et 1914 qui se fond dans le double creuset de l’école publique, laïque et obligatoire où l’école, contrairement à ce que le roman national français a raconté, existait et fonctionnait fort bien dès les lois Guizot sur les mairies-écoles en 1833 et dans celui de la Grande guerre.
Aujourd’hui les réseaux sociaux tiennent lieu d’école, de télévision et de journaux. Ce qui circule dans les tuyaux de ces réseaux peut être d’une absolue absurdité et ineptie, ce n’est pas l’essentiel. Ce qui comptera en revanche c’est la part d’histoire fictionnelle qu’ils transporteront. Le morceau de roman qu’ils contribueront à construire et à forger.
De cela les acteurs politiques (les « politicians » comme on dit en anglais et dont la traduction littérale en français « politiciens » prend immédiatement une connotation péjorative) sont conscients et parfaitement convaincus. Est-ce à dire qu’ils en usent et en abusent en « racontant des histoires » comme on endort les enfants avec des « contes des mille et une nuits » ? Pas nécessairement. Est-ce à dire qu’ils se l’interdisent ? Pas pour autant. Est-ce à dire qu’ils ne font que ce qu’ils ont toujours fait ? Oui puisque l’usage du discours mythique (muthos) et du discours rationnel (logos) étaient les deux faces et phases du discours politique et de l’art de gouverner sur l’agora athénienne.

Jean PETAUX
Politologue
Sciences Po Bordeaux
15 mars 2016